Le contexte historique
La reconstruction du cloître se place à l'intérieur
d'une époque charnière où confluent les grands événements
et les courants de pensée qui vont construire "le beau
XIIIème siècle" : affaiblissement de la spiritualité
chrétienne fragilisée par les hérésies, les cathares
en premier ; à partir de 1209, la croisade déclenchée
contre eux, dénommés Albigeois ; Innocent III,
le plus grand pape médiéval convoquant
le plus grand concile de tout le Moyen Âge, Latran
IV, en 1215, où 1200 prélats ont pris 70 décisions canoniques,
le tout premier canon étant une proclamation renforcée
de la foi catholique, une réaffirmation du "Credo",
le second constituant une condamnation sans appel de
la théorie déviante de Joachim de Flore, précisant que
quiconque la professerait serait irrémédiablement considéré
comme hérétique avec toutes les conséquences séculières
que cela implique ; la division en chapitres de la Bible
par Stephen Langton vers 1203-1205 ; le développement
des ordres mendiants, Franciscains et Dominicains et
l'exemplaire travail de reconstruction spirituelle conduit
par François d'Assise ; le renouveau mathématique avec
Léonard de Pise dit Fibonacci et l'introduction progressive
en théologie de la philosophie d'Aristote qui, après
avoir déjà façonné les esprits dans les facultés des
Arts libéraux, permet une évolution sensible
dans le domaine de la pensée, à savoir
la scolastique fondée sur ses principes de clarification,
mise en ordre, classement, hiérarchisation, dialectique
et réflexion spéculative.
Dès le début du siècle, la connaissance
profane réalise de sérieux progrès dans de nombreux
domaines, ne serait-ce que le renouveau mathématique
dû à Léonard de Pise, autrement dit Fibonacci qui, entre
autres travaux importants, donna une consistance arithmétique
au fameux nombre d’or, connu empiriquement depuis l’Antiquité
et désormais livré sous la forme d’une suite qui porte
son nom : 1 ; 2 ; 3 ; 5 ; 8 ; 13 ; 21 ; 34 ; 55 ; 89
; 144 ….De plus en plus loin dans la suite, le quotient
de la division d’un nombre par le précédent se rapproche
de façon de plus en plus précise de la forme, aujourd’hui
irrationnelle, du nombre d’or, 1, 6180339…Déjà, la fraction
21/13ème est égale à 1,615.
Remarquons que le nombre d’arcatures de
la galerie orientale (celle du Vigneron) comporte 13
arcatures, lesquelles sont au nombre de 21 dans la galerie
nord. Comme quoi, le rapport de la longueur à la largeur,
ou 21/13ème , montre que, si le cloître apparaît aux
visiteurs aussi agréable et harmonieux, c’est aussi
qu’il est construit en fonction du nombre de l’harmonie
universelle.
Répondant à une problématique ancienne
de réconcilier deux notions inconciliables, la foi,
par définition inexplicable pour le croyant puisqu’elle
procède de la Grâce divine et la Raison qui cherche
à expliquer comment celle-ci s’articule avec les textes
sacrés, le 13ème siècle réalise une véritable synthèse
entre la théologie traditionnelle augustinienne et ce
nouvel esprit, la scolastique, fondé sur la démarche
aristotélicienne. C’est en particulier le cas de grands
théologiens, tels saint Bonaventure
(1217-1274), saint Albert le Grand (1193-1280) et surtout
saint Thomas d’Aquin
(1225-1274) dans sa Somme théologique. Cependant, la
dynamique était en mouvement depuis beaucoup plus longtemps,
ce serait-ce que chez saint Anselme de Cantorbéry (ca1033-1109)
au travers du célèbre adage qui résume son œuvre Fides
quaerens intellectum (la foi à la recherche de la
compréhension).
On soulignera justement une étonnante
filiation intellectuelle, en plusieurs générations,
de Lanfranc (ca1005-1089) à saint Anselme, son élève
puis abbé du Bec-Hellouin où entrait un peu plus tard
Robert de Torigny, prestigieux abbé du Mont de 1154
à1186, qui, à son tour, fut vraisemblablement le maître
de Raoul des Isles (1212-1228), promoteur de la reconstruction
de notre cloître.
Ainsi, l'on comprend mieux comment, grâce
à la polysémie d'un même écoinçon, grâce à des renvois
diversement numérotés dans les Écritures, grâce
à la typologie qui établit des passerelles permanentes
entre Ancien et Nouveau Testaments, le cloître constitue
un véritable instrument de pédagogie spirituelle
qui devait permettre au moine, tout au long d'une vie
de conversion, d'élargir par la ruminatio ses
connaissances contenues dans les manuscrits du scriptorium
inférieur, afin d'accéder à une compréhension toujours
plus approfondie de l'Écriture et de s'élever ainsi
vers une consolidation encore plus affermie de sa foi,
épanouie dans le cloître supérieur, réalisant ainsi
l'essentiel de la formule augustinienne de l'Intellige
ut credas.
Reconstruit jusqu'en 1228, le cloître
du Mont-Saint-Michel se trouve ainsi être un étonnant
instrument de recherche et de conversion, le parfait
miroir de son époque, la réconciliation de la Foi (le
Credo) et de la Raison (la réflexion spéculative,
les références bibliques, les corrélats typologiques,
les constructions numériques et géométriques…), la fusion
entre les progrès scientifiques de son époque (le nombre
d'or) et l’élévation spirituelle de son temps, le juste
équilibre entre la nature et la Grâce, entre le génie
et la sainteté.

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